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Pourquoi l’Europe échoue à négocier avec l’Inde

La Tribune de Genève | 23 avril 2024

Pourquoi l’Europe échoue à négocier avec l’Inde

par Emmanuel Derville

Après seize ans d’attente, la Suisse a fini par signer un traité de libre-échange avec l’Inde, le 10 mars. Mais pour l’Union européenne, il faudra encore patienter. « Je ne peux pas vous dire quand un accord sera finalisé. On s’était fixé un délai: terminer la négociation avant les élections indiennes et européennes en juin. Mais on ne fait pas assez de progrès » , confie un négociateur, qui ajoute: « L’Europe doit revoir son approche avec l’Inde et New Delhi doit comprendre que l’UE n’est pas la Norvège. »

Divergences sur les valeurs

La négociation sur le libre-échange est bien plus compliquée qu’une simple baisse des droits de douane. Le cœur du problème pour la Commission européenne et pour le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi est la divergence autour de valeurs humanistes et environnementales. Ce gouffre culturel est l’un des principaux points de blocage.

Depuis le traité de Lisbonne en 2009, la politique commerciale de l’UE veut promouvoir les droits du travail et le développement durable à travers ses normes imposées aux entreprises. « Bruxelles utilise les accords commerciaux pour projeter le pouvoir réglementaire de l’Europe au-delà de ses frontières en encourageant d’autres pays à adopter les valeurs européennes » , observe un rapport de l’Institut Jacques Delors publié en juin 2023.

En plus, le Parlement européen a un droit de veto sur les accords commerciaux finalisés par la Commission. Or, la résolution rédigée par les députés en juillet 2022 sur les négociations avec l’Inde est claire: il faut « s’assurer que les principes fondamentaux de l’Organisation internationale du travail (OIT) soient appliqués dans le futur accord de libre-échange, et que le texte s’aligne sur le Green deal européen et les décisions de la COP26 ».

L’Inde est allergique à toute ingérence

Sauf que l’Inde de Narendra Modi est allergique à toute ingérence. Elle a intensifié la répression contre les ONG qu’elle soupçonne d’être à la solde de puissances étrangères et de freiner le développement économique au nom de l’environnement et des valeurs libérales. Elle se pose en grande puissance hindoue qui doit éclairer l’humanité avec ses valeurs et sa philosophie. Les déclarations de Modi et de ses ministres frôlent parfois le chauvinisme.

« L’Inde est une superpuissance en devenir. La communauté internationale sait très bien que négocier avec l’Inde, ça veut dire négocier avec une économie de 35’000 milliards de dollars » , a martelé Piyush Goyal en mars. Le ministre du Commerce faisait référence aux prévisions du PIB indien en 2047, pour le centenaire de l’indépendance. En 2023, il s’élevait à 3700 milliards d’après le FMI.

Les exigences européennes

Dans ce contexte, les négociateurs indiens critiquent avec virulence le chapitre du projet de traité consacré à la protection de l’environnement et à la mise en œuvre des conventions de l’OIT. « Cette approche vise à s’assurer que les pays n’utilisent pas l’abaissement du niveau de protection climatique et sociale pour attirer des investissements et faire du dumping social » , justifie un diplomate européen. Mais New Delhi y voit une manœuvre protectionniste qui imposerait à ses exportateurs des normes coûteuses et impossibles à satisfaire.

La taxe carbone, une mesure unilatérale de l’UE, est dans son viseur. Prévue pour 2026, elle vise à limiter l’importation de produits dont la fabrication émet trop de gaz à effet de serre. L’UE veut atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Le gouvernement Modi est vent debout contre cette initiative qui pénalisera ses exportations de fer, d’acier, d’aluminium, de produits chimiques, de plastiques...

Les intérêts de l’Inde

Le dialogue se poursuit car les enjeux sont importants. L’UE veut réduire sa dépendance envers la Chine et la Russie, notamment pour l’acier et le fer, et exporter davantage en Inde. L’automobile, les produits laitiers, l’alcool profiteraient d’une baisse des droits de douane. Le diplomate cité plus haut va même plus loin: « On gagnerait à une intégration de l’économie indienne et européenne. Bien sûr, on doit ménager les intérêts des uns et des autres par une libéralisation progressive des échanges et des quotas tarifaires. Mais la compétitivité de nos deux économies est en jeu. »

Pour l’Inde, l’ouverture du marché européen permettrait de s’insérer dans les chaînes de valeur, de créer des emplois alors que le pays souffre des bas salaires et du chômage. En plus, le Ministère du commerce s’est fixé un objectif de 1000 milliards de dollars d’exportations d’ici à 2027-2028. Après la Chine, l’Inde veut accélérer sa mue pour devenir la superpuissance dont elle rêve.


 source: La Tribune de Genève