CETRI | 29 juin 2017
Encore un effort pour en finir avec le libre-échange
Frédéric Thomas
De plus en plus de voix s’élèvent en Europe contre les accords de libre-échange, y compris au sein des parlements. Ces critiques annoncent-elles une rupture ? Pour mesurer la portée et les limites de ces accords, il vaut la peine de s’intéresser à leurs impacts dans le Sud ainsi qu’aux résistances qu’ils y ont suscitées.
Depuis quelques mois, l’opposition aux accords de libre-échange (ALE), revigorée par les négociations autour du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) et de l’Accord économique et commercial global (CETA), ainsi que par l’éphémère résistance du gouvernement wallon, refusant de signer ce dernier accord, semble avoir gagné en visibilité et en audience. En témoignent, par exemple, la Déclaration de Namur [1], du 5 décembre 2016, et la récente prise de position d’une dizaine de députés européens du groupe Socialistes & Démocrates, publiée dans Le Soir du 29 mai 2017 [2] . Est-ce le signal d’un tournant ?
Ces textes entendent prendre acte des critiques envers la Commission européenne quant à son manque croissant de légitimité aux yeux des Européennes et Européens pour négocier, ratifier et mettre en œuvre des ALE, en général, le TTIP et le CETA, en particulier. De même, par-delà leurs nuances, ils se rejoignent pour dénoncer tant la forme – l’absence de transparence, de discussion démocratique et de débat parlementaire – que le fond – irrespect des normes sociales, sanitaires et environnementales, privatisation des services publics, substitution d’un arbitrage international privé aux juridictions nationales, etc. – des ALE.
Aucun doute, ces déclarations, pointent une série de nœuds problématiques, avancent des propositions concrètes – synthétisées dans le texte des députés européens par le concept de « juste échange » –, qui permettraient de corriger le tir. Mais jusqu’à quel point ? Et dans quelle mesure cela répond-t-il véritablement au cœur du problème ? Les ALE étant des catalyseurs des rapports asymétriques Nord-Sud, mettre ces propositions critiques au regard de celles émises en Afrique, Asie ou Amérique latine, peut s’avérer éclairant.
Limites et ambiguïtés
Notons d’abord que le texte des eurodéputés renvoie dos-à-dos libre-échange et protectionnisme, participant de la sorte à la reconduction d’une confusion commune et savamment entretenue. En réalité, l’Union européenne (UE) est à la fois néolibérale – au vu de ses mesures de privatisation, de dépossession et de libéralisation des marchés, qu’elle impose sur son propre territoire, mais plus encore au Sud – et protectionniste, principalement par rapport à son agriculture. Depuis au moins une trentaine d’années, celle-ci est d’ailleurs l’objet de vives tensions dans les négociations avec les pays du Sud, et l’une des sources principales du blocage au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) [3].
Remarquons ensuite une ambiguïté concernant les tribunaux internationaux d’arbitrage privé (ISDS) [4], qui ne semblent pas complètement et définitivement exclus. Certes, nous disent les signataires de ces textes, les juridictions nationales et européennes publiques devraient être « privilégiées », « prioritaires ». Mais cela laisse toujours la porte ouverte, dans un second temps, au recours aux ISDS. Faudra-t-il attendre que les pays européens fassent la douloureuse expérience vécue par nombre de pays du Sud – l’Argentine et le Venezuela cumulent respectivement 59 et 41 cas d’arbitrages [5] – d’être poursuivis par des multinationales étrangères et condamnés à payer à celles-ci des compensations qui se comptent en dizaines sinon en centaines de millions d’euros, pour que soit adoptée une position plus radicale et plus conséquente, à savoir leur rejet pur et simple ?
Ces deux textes en appellent aussi à replacer les parlements au cœur de la négociation et du contrôle des ALE. Ils attirent l’attention sur un problème certes grave, mais pouvant être circonscrit : le détournement du commerce par quelques « méchants » de la Commission européenne, qui auraient échappé à la vigilance des parlementaires. Cette vision optimiste ne fait-elle pas l’impasse sur la crise de légitimité des parlements ? Après tout, ce sont ces mêmes instances qui se sont volontairement dégagées d’une partie de leurs pouvoirs au profit de la Commission européenne, des institutions financières internationales, des multinationales, des ISDS, qui se plaignent, maintenant, de leur impuissance et prétendent exercer un contrôle auquel ils ont largement renoncé.
Autrement plus critique est l’appréciation de Lyda Forero quant au rôle du parlement européen. Celle-ci, au nom du Transnational Institute (TNI) et du réseau Oficina Internacional de los Derechos Humanos - Acción Colombia (OIDHACO), tire un bilan négatif tant de l’impact de l’ALE entre la Colombie et l’UE, que des promesses du parlement européen de tout faire pour demander et encourager une amélioration de la situation des droits humains en Colombie. Le parlement a failli et manqué à son devoir : « en son temps, nous questionnions la faisabilité de ses promesses ; trois ans après, la réalité montre que nous avions raison » [6].
Les parlements et gouvernements européens – mais aussi au Sud [7] – font plus partie du problème que de la solution. Et cela moins en raison d’un manque de moyens que d’un manque de volonté politique. Celle-ci participe d’ailleurs du discrédit de la « politique officielle » qui affecte l’ensemble des membres de l’UE [8]. Les signataires de ces deux textes ne paraissent pas en mesurer toute la portée. Sans compter qu’ils ne s’interrogent pas non plus sur le décalage qui semble prévaloir entre le rejet massif des citoyens européens du TTIP et du CETA, d’un côté, et l’approbation généralisé – fut-elle parfois corrigée de quelques modifications à la marge – de ceux-ci par les parlementaires nationaux, en général, et les parlementaires européens, en particulier.
Commerce et développement durable
L’objectif final de ces deux déclarations ? Démontrer que les échanges commerciaux, réformés, contribuent au développement durable ; tout en faisant de ce dernier un simple synonyme de croissance économique. Débarrassés de leur manque de transparence et de contrôle, de leurs excès et aveuglement, les ALE pourraient enfin se remettre sur le droit chemin du capitalisme à visage humain. Mais c’est supposer pour le moins qu’il existe un lien vertueux, mais qui a été malheureusement perverti, entre le développement durable et le commerce. De la sorte, on écarte d’emblée l’hypothèse d’une contradiction inhérente entre les deux termes et d’une incohérence structurelle entre les prétentions et les pratiques de l’UE. Qui plus est, rien ne nous éclaire sur le pourquoi et le comment de la situation à laquelle nous sommes arrivés. Le lecteur en déduira donc qu’il s’agit tout au plus d’une déviation.
Sur base de leurs propres expériences, nombre de mouvements sociaux du Sud, contestent une telle vision. L’absence de transparence, le manque de débat, les pressions et chantages de toutes sortes [9] qu’exerce l’UE pour imposer la signature de ces ALE, ne sont pas des accidents de parcours, mais des leviers de fonctionnement. Sans ces mécanismes de contrainte et l’asymétrie de pouvoirs – dont les ALE sont à la fois le révélateur et le catalyseur –, il risquerait simplement de ne pas y avoir d’« accord ». La « découverte » de ces travers formels, que l’UE n’a cessé d’user, est orientée par le fait qu’il risque de se retourner contre elle, avec le TTIP et le CETA.
Quant à l’idée du rendez-vous manqué entre commerce et développement durable, là aussi, les organisations sociales du Sud se montrent plus tranchantes. Par-delà leurs critiques, ce que les signataires de la Déclaration de Namur et de la tribune du Soir veulent sauver, ce sont les bonnes intentions de l’UE. Finalement, seules seraient en cause l’application et les modalités de sa politique commerciale. Mais c’est une tout autre image que nous renvoient les activistes du Sud de « nos » prétentions humanistes.
Pour l’intellectuel ougandais Yash Tandon, « l’expérience qu’entretient l’Afrique avec l’Europe montre que le commerce n’est en fait qu’un euphémisme de la guerre » [10] . Et une guerre néocoloniale, dénoncée aussi bien par des gouvernements en place que des organisations sociales. Ainsi, le président tanzanien, John Magufuli, affirmait le 1er mars de cette année, ne voir dans les APE qu’« une autre forme de colonialisme », tandis que l’activiste camerounaise, Yvonne Takang dénonçait récemment les APE comme la poursuite d’un processus continu de colonisation par d’autres voies [11] .
Le problème n’est pas que la stratégie de l’UE n’a pas tenu ses promesses et que les ALE ont échoué à assurer le développement durable, mais que ces promesses étaient faussées dès le départ par une stratégie néocoloniale sous couvert de « partenariat ». Ce que veut l’UE, c’est un accès sécurisé aux matières premières, des débouchés pour ses exportations, et tirer profit de la croissance des pays du Sud (et des BRICS en particulier). Que ces objectifs, bien réglés, soient compatibles avec le développement durable, et qu’ils apportent, en plus, des progrès dont nous sortirions tous, à terme, gagnants, est-ce qu’elle tient à nous persuader (et à se convaincre elle-même).
Moraliser la mondialisation ?
Vouloir replacer le curseur des accords de commerce sur le pôle de l’intérêt public et du « développement durable », c’est passer à côté de la logique même des ALE. Reste alors la volonté – dans l’air du temps – de moraliser la politique commerciale européenne. On mettrait des limites, rajouterait des exceptions, consoliderait les garde-fous, ajusterait mieux les ratés et les pertes…
« Les dirigeants européens, doivent prêter davantage d’attention aux perdants de la libéralisation commerciale » affirment ainsi les eurodéputés signataires de la déclaration parue dans Le Soir. Si, du côté des défenseurs des ALE, on nous promet que nous serons, au final, tous gagnants, ici, on suppose naturelle la division entre perdants et gagnants. Et que les seconds seraient largement majoritaires. Cela confirmerait, en retour, la pertinence de la voie suivie et son caractère perfectible. Tel n’est pourtant pas le bilan de nombreuses études d’impacts des ALE. De celui en vigueur entre l’UE et la Colombie depuis 3 ans, Forero conclut qu’il a contribué à reprimariser l’économie colombienne et a eu un impact négatif pour les travailleurs, les indigènes et les petits agriculteurs… soit l’écrasante majorité de la population.
Les ALE aggravent les inégalités et les violations des droits humains. Ils piègent les pays du Sud dans la dépendance et dans une armature mondiale d’échanges inégaux. Le problème n’est pas que la stratégie de l’UE ne tient pas ses promesses, mais bien qu’elle atteigne ses objectifs ; objectifs dont nous sommes nous aussi – les travailleuses et travailleurs, les petits paysans, les sans-papiers, etc. –, au Nord, les perdants. En conséquence, il est vain de chercher à « moraliser » une dynamique principalement basée sur l’inégalité et la force. Il s’agit plutôt de converger avec les mouvements sociaux du Sud pour renverser les politiques européennes, en finir avec les ALE et casser cette arithmétique faussée des gagnants et perdants.